
Je l’ai toujours aimé.
J’avais 7 ans quand mon grand-père est mort, il piquait quand on l’embrassait, il faisait du bruit en mangeant la soupe, il ne sortait jamais sans chapeau ou béret, quand on se levait pour aller faire pipi on pouvait le croiser en chemise de nuit. La nuit.
Je me souviens de ça, je ne me souviens que de ça.
Et je sais que je l’aime comme je l’ai toujours aimé.
Mais j’étais si petite, il était si vieux, je ne sais plus pourquoi je l'aimais tant.
C’était dans les années 70, il était né dans les années 80 du XIXème siècle.
Je ne me souviens pas de discussion avec lui.
Il avait 9 enfants, 36 petits-enfants, j’étais parmi les plus jeunes lorsque nous étions toujours presque tous là, en juillet, à Dinan. Quand nous entrions dans la maison, nous comptions les minutes avant l’inévitable « les enfants, allez jouer dehors ». Celle-là, c’était ceux autour de la vingtaine qui la dégainaient le plus vite.
Ma grand-mère, nous allions lui dire bonjour dans sa chambre, vers midi, rapidement, presque en silence, après un check-up rapide des mères « remets ta barrette, va te débarbouiller, enlève ce déguisement écoute enfin, mais tu n’as qu’une sandale ? », nous la voyions aux repas, et sur la terrasse pour le thé, pendant que nous goûtions en bas.
Lui allait et venait dans la maison et le jardin, tout lentement, il faisait partie de mon paysage. Mais pourquoi l’aimais-je ?
Je sais qu’il était plein de bonté, mais parce qu’on me l’a dit, je sais qu’il écoutait Yvette Guilbert dans sa chambre, en cachette de ma grand-mère, parce qu’on me l’a raconté.
Je crois que je l’aimais parce qu’il était aimé. Par contagion.
Et je crois que je l’aimais parce qu’il nous aimait, parce qu’il avait toujours aimé, parce que j’ai toujours eu la grâce d’aimer les gens qui aiment.
Cet été, j’ai lu chez les parents des lettres que mes grands-parents s’étaient envoyées en 1944 alors qu’elle était partie en zone libre avec les enfants et que lui était resté au haras dont il était le directeur.
Dans ses lettres à lui, des questions sur l’organisation de la vie courante, des mots de tendresse pour chacun, des solutions pour retrouver tel sac, joindre telle personne, se procurer tel truc, des nouvelles d’untel. Des lettres simples, attentionnées.
A la fin un petit mot sur sa situation : le haras est occupé mais il va bien, ils vivent correctement avec les potagers des jardiniers.
A côté de ces lettres réunies par un de mes oncles et reliées par lui pour la famille, un petit historique de la situation : mon grand-père à la tête d’un haras auquel on a arraché tous les bons chevaux, vivant dans une chambre glacée de sa maison réquisitionnée, courant, avec ses palefreniers désoccupés, dans toutes les campagnes pour tenter de chercher toute la nourriture possible, négociant avec les occupant la possibilité d’apporter de quoi tenir le coup aux 5000 prisonniers parqués dans ses murs, l’organisant heure par heure et trouvaille par trouvaille. Un homme de courage, d’humanité, de foi, tenant à bout de bras son haras devenu camp bondé.
Je suis très fière de lui.
Je suis très heureuse de lui.
Mais j’ai d’un côté trois images floues d’un vieillard méconnu, et d’un autre la biographie merveilleuse d’un héros vénéré.
Je ne veux porter aucune ombre, ne m’autoriserai aucun doute. Il nous aimait, nous l’aimions, je ne vais pas chipoter.
Mais j’aurais voulu savoir qui il était POUR DE VRAI.
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